dimanche 29 mai 2011

La prolétarisation de l'expérience de la nature

Changeons provisoirement notre formule de rédaction ; le contingent inexistant de lecteurs minimisera à l'extrême les effets de cette révolution provisoire. Cette modification est appelée par un besoin, ou des exigences, de réflexion ; parler de ce qu'on cultive n'intéresse que nous. Parlons un peu nature, ou Nature, ou, encore autrement, de ce qui pullule sous le terme d'écologie.
Dans l'émission Terre à terre du 14 Mars 2011, au cours d'un entretien avec des membres du collectif Faut pas pucer, un éleveur a énoncé une idée profonde. Selon lui, la traçabilité représente une des ces manières qui nous sont proposées de retrouver une forme de contrôle sur des vies qui, généralement, sont de plus en plus soustraites à ceux qui les vivent. On trouve dans la possibilité de choisir ou de savoir comment l'on  s'approvisionne, le résidu de quelque chose comme la possibilité de décider de ce que l'on est, ou, plus précisément, d'entretenir avec le monde un rapport de proximité. Bien sûr, toute l'antourloupe consiste en ceci que l'intégralité des moyens et des formes de cette décision nous est imposée. On veut bien que l'on puisse choisir, mais à condition que l'on ait décidé au préalable de ce dont on pouvait choisir, de faire, de dire, de manger, ou bien d'être. C'est là un des ressorts profonds de la modification de l'existence, le fait que nous ne soyons plus en mesure de décider de "nous réaliser", comme on nous y invite, qu'en passant par les objectifs que l'on nous propose, et qui sont pour ceux-là même qui nous les présentent, le moyen de leur fin.
C'est ce que l'on peut appeler une prolétarisation de l'existence ; nous parlerons ensuite de la prolétarisation de l'expérience. Être prolétaire ne veut pas forcément dire être pauvre. C'est celui qui dépend, pour sa subsistance, de ceux qui possèdent les moyens de la produire. C'est celui qui ne peut que passer par un moyen existant pour faire valoir ceux qu'il possède, pour pouvoir produire ses propres moyens de subsistance. Et, pour nous situer du côté du capitaliste, disons que c'est celui qui peut introduire entre tout processus d'accomplissement une condition, qui rend cet accomplissement indissociable de la réalisation des fins qu'il se propose lui-même. Très simplement : le prolétaire veut vivre, le capitaliste fait en sorte que cela lui soit impossible sans entrer dans le processus d'accroissement du capital. Ce schéma nous semble pouvoir s'appliquer ailleurs : l'individu veut une identité, l'industriel fait en sorte que la réalisation de cette identité soit indissociable du fait de s'habiller avec une certaine marque, ou de manger tel biscuit ou de boire tel café, et donc de consommer le produit qui permet à l'industriel de prospérer.
Or, que se passe-t-il avec la notion d'expérience ? Il se passe que, de plus en plus, il semble que l'on veuille nous faire croire qu'il n'est possible d'avoir d'expérience que parce que des industriels généreux ont décidé de nous la procurer. Des biscuits, des parfums, des gels douches, du café, etc.. Et, venons-en à notre sujet. Disons que c'est la situation dans laquelle nous sommes vis-à-vis de la nature. Il faudrait peut-être se demander pourquoi l'on trouve si bien d'être écologique, alors que nous sommes de plus en plus nombreux à ne plus avoir de rapport à notre écoumène que par le biais des sympathiques aménagements collectifs de verdure qui encadrent notre quotidien. Ce qui arrive aujourd'hui, c'est que de plus en plus de monde semble vouloir se rapprocher de la nature ; ne doutons pas que tout un tas d'ambitieux a déjà tenté de rendre la satisfaction de ce désir indissociable de la réalisation de ses propres fins.
Peut-être est-il bon que tout un chacun ne se laisse pas berner par l'évidence des discours que l'on veut lui présenter. A ce stade particulièrement problématique du conditionnement du comportement, il convient d'être le plus prudent possible sur le sens des concepts qui nous sont proposés, car ces concepts sont des attitudes, dont on est spontanément persuadées qu'elles devraient nous permettre de retrouver un accord avec nous-mêmes, parce qu'on serait plus en accord avec la nature.Mais qui peut nous garantir que nous sommes en accord avec la nature, alors que l'expérience de la nature, nous sommes de moins en moins nombreux à la faire ou à l'avoir ?
On est en train tout doucement de se laisser à la fois diagnostiquer, et prescrire le remède, pour répondre à des symptômes que nous comprenons à peine. Peut-être tout le monde devrait commencer à chercher à savoir un instant s'il ne peut pas être son propre médecin : savoir ce qui ne va pas dans sa propre attitude, la manière dont on vit, et qu'il faudrait changer. Ce n'est pas une chose qu'il faut se laisser dire. La situation objective est catastrophique, mais nous ne devons pas nous laisser dire ce qu'il convient de faire pour aller mieux ; il y a grand chose que le soignant soit intéressé aux remèdes.
Nous ne savons plus exactement comment agir. La langue, celle qui se forge actuellement, a vocation à nous convaincre sans doute possible que nous sommes en train de reconsidérer notre rapport à la nature, et d'une manière positive. Les concepts poussent, justement, comme dans un printemps torride : développement (durable), éco-citoyen, économie d'énergie, bilan carbone, consommation responsable, etc..
La langue s'automatise ; elle devient le langage qui, par opposition à la langue, pense tout seul. Les mots servent à nous procurer la pensée dont nous prive la déperdition constante de l'expérience, déperdition qui ne touche pas seulement la nature, mais bien d'autres choses. On peut dire que, d'une certaine façon, le besoin de se réunir régulièrement à notre jardin constitue une manière de renouer avec une certaine expérience, celle que précisément on essaie de nous faire passer à travers les mots. Mais la préoccupation qui doit être aussi la notre, est celle de savoir si nous ne devons pas, par la pratique, faire retour sur le type de pensée qui est spontanément associé à cette activité par le langage, et modifier cette pensée. Est-ce qu'en faisant du jardin, nous avons réellement envie de mettre en oeuvre ce que nous promet ce monde toujours plus préoccupé par l'environnement ? Soyons un peu dialectique,et transformons par la pratique le concept qui nous y avait conduit.
Là où l'expérience fait défaut, il est très facile de la conditionner par la parole : et il est possible de dire que l'on assiste assez continuellement à une prolétarisation de l'expérience, c'est-à-dire à une substitution de ses moyens pour les remplacer par des produits.
Bref, ce qui justifierait une telle analyse, c'est la croissance constante des produits qui se vendent sous le titre de cette promesse : expérience. Un macaron, un baladeur, une télévision, un film, se vendent comme des expériences. L'occasion de l'expérience concrète du jardinage doit constituer pour nous une manière de faire retour sur les déterminations qui ont d'abord pesé sur nous. On essaie de chercher une autre raison d'aimer ce que nous faisons, que celle qui nous avait déjà été donnée, que celle sous laquelle on essaie généralement de nous vendre le produit jardin. Mais à qui est-ce que cette possibilité est encore laissée ? 
Voilà, nous voulions simplement présenter le problème que constitue le fait qu'il est aujourd'hui possible de faire croire que l'on se rapproche de la nature par ses achats. Mais le leurre ne tardera pas à apparaître comme tel, et la déception s'ensuivra. Et pour l'instant, nous essayons de comprendre quelque peu ce que cela signifie que l'expérience de la nature.